Frontières, le « média » contre la République

Lire les Barbares
20 min ⋅ 16/03/2025

Dans la galaxie des médias proches de l’extrême droite, on s’est beaucoup penchés sur Valeurs Actuelles, le Journal du Dimanche ou CNews. Mais un autre titre joue un rôle central dans cet écosystème : Frontières – anciennement connu son le nom de Livre Noir. Se situant quelque part entre le média, l’agence de com’, le think-tank et le parti politique, Frontières a lancé son magazine trimestriel. Lire les Barbares a lu pour vous ses sept premiers numéros. Ce texte a fait l’objet d’une note publiée sur le site de la Fondation Jean-Jaurès.

Lors de la dernière campagne présidentielle, j’avais suivi avec attention le modus operandi du média en ligne Livre Noir. Fondé en 2021 par Erik Tegnér, un proche de Marion Maréchal et de Sarah Knafo, il m’était apparu comme l’une des principales innovations de communication politique du camp Zemmour. Surnommée « Télé Z » par L’Obs, Livre Noir avait pour fonction de construire et de diffuser des images utiles à l’ascension politique d’Éric Zemmour, au point que Mediapart en parlait comme d’une véritable « agence de com’ » zemmourienne. Logiquement, c’est sur Livre Noir qu’en juin 2021, Éric Zemmour assumait pour la première fois ses ambitions politiques. À la même période, le média commandait à l’Ifop le premier sondage testant le potentiel de Zemmour, pas encore officiellement candidat, à l’élection présidentielle – sondage qui devait le placer à 18% au premier tour. C’était le début d’une « Zemmourmania » bien orchestrée.

À l’époque, Livre Noir proposait deux grands types de format audiovisuels. Des « grands entretiens », canapé rouge sur fond noir, pour donner longuement la parole à tout l’écosystème de la droite dure et de l’extrême droite : Jean-Marie Le Pen, Marion Maréchal, Julien Rochedy, Geoffroy Lejeune, Mathieu Bock-Côté, Laurent Obertone, Ivan Rioufol, Jean Messiha, Stéphane Ravier, André Bercoff, Étienne Chouard, ou encore Alain de Benoist. Certaines personnalités de gauche, comme Jean-Christophe Cambadélis ou Thomas Guénolé, ou encore des analystes non partisans, comme Jacques Attali et Jérôme Fourquet, se sont laissées, elles aussi, inviter.

Figure 1. Les "grands entretiens" de Livre Noir

Deuxième type de format : des « documentaires » réalisés « sur le terrain » fournissaient les images qui portaient opportunément les thématiques de la campagne Zemmour, comme le prétendu « grand remplacement », l’insécurité, les cités, les éoliennes qui défigurent le paysage, etc. À l’ère de l’importance des images dans la fabrique des imaginaires collectifs, la conviction de Livre Noir était simple : c’est par sa capacité à imposer le regard qu’elle porte sur le monde que l’extrême droite remportera la bataille culturelle. Quitte à franchir toutes les lignes rouges : au moment où Poutine envahissait l’Ukraine, Livre Noir se précipitait sur-place pour proposer une contre-grille de lecture, en insistant sur le risque migratoire, en diffusant des images de soldats russes tués par l’armée ukrainienne, en affirmant que la guerre était exagérée par les médias et en évoquant même une possible « manipulation de la part du gouvernement ukrainien »…

En septembre 2023, plus d’un an après la campagne présidentielle, des enquêtes de l’Express et du journal Le Monde donnaient des nouvelles peu reluisantes de Livre Noir : management toxique et désordonné, pressions psychologiques, menaces, chantages affectifs, etc. Une bonne partie des salariés du média avait quitté le navire, à commencer par les deux autres cofondateurs, François-Louis de Voyer et Swann Polydor, qui porteront finalement plainte contre Erik Tegnér pour abus de bien social et abus de pouvoir. Pour ma part j’en étais resté là : la percée éphémère d’un « média-Overton » au service d’une campagne Zemmour qui avait finalement connu le même échec.

C’était gravement sous-estimer la capacité de rebond de l’extrême droite. Ce premier échec accéléra sa mue : à la rentrée 2023, le site se déclinera en un magazine de 160 pages, d’abord baptisé Livre Noir magazine. Tiré à 30 000 exemplaires, le trimestriel investit alors près de 5 000 kiosques en France et à l’étranger, avec une mission : participer au « rééquilibrage de l’espace médiatique ». Sa ligne ? Clairement affichée : identitaire et anti-immigration. Son offre ? « Des enquêtes, des entretiens et des analyses sur des thématiques clivantes et non traitées par les médias mainstream. »

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Par Raphaël LLorca

Raphaël Llorca est un essayiste et expert en communication, spécialisé dans l’analyse des imaginaires de marque et des récits politiques. Membre de la Fondation Jean-Jaurès, il décrypte les stratégies d’influence des entreprises et des figures publiques, à la croisée du marketing et de l’engagement citoyen.